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La danse de deux oiseaux rares

(par Sophie Michaud)

 

Je me glisse dans un studio qui encore m’est étranger. J’y retrouve France, nous engageons la conversation là où nous l’avions laissée, hier, il y a un mois, un an ? Peu importe. Nous renouons. Maintenant Benoit marche vers nous. Je saisis leur complicité. Nous prenons le temps d’être trois. Puis vient l’instant où je m’extrais de ce trialogue pour mieux tendre l’oreille et observer de loin leur intrigante proximité.

Ils sont patients.

Ils s’attendent.

Inutile de se précipiter dans la danse. Ils savent que le temps venu, c’est elle qui viendra à eux.

À l’instant où leurs fronts se rapprochent et se touchent, France et Benoit deviennent capteurs, émetteurs et transmetteurs de sons. Deux boites de résonnance se dépliant peu à peu dans l’espace silencieux du studio.

Ça inspire, ça expire, ça joue du larynx et du pharynx ; le mouvement des lèvres, des mâchoires, du voile du palais s’exerçant à trouver l’accord parfait. France et Benoit se cherchent et se trouvent. Sans brusquer quoi que ce soit, longtemps, ils s’occupent à décrypter les signaux émis par leurs deux corps, à les amplifier au point de faire entendre l’infime sensible.

France se déplace ; ça gronde sur l’avancée, ça toque sur l’arrêt. Benoit accueille les humeurs du fauteuil électrique, y répond de quelques borborygmes discrets, monte sur la table, rejoint sa partenaire de danse à hauteur du regard. Longtemps, ils se servent de la voix pour faire glisser leurs omoplates, faire s’enrouler et se dérouler les vertèbres de leurs cous, faire se rétracter et s’allonger les muscles de leurs bras.

Ils sont deux oiseaux fous sur la banquise.

En retrait, je les épie. Je suis fascinée de découvrir ce que jamais je n’ai vu de France.

Ni de Benoit.

Et puis, il y a dénouement.

Les corps s’échauffent et le foulard, immense, que France porte enroulé à son cou n’a plus de raison d’être, sinon celle de devenir le lien à travers lequel ils réinventent leur danse. Le foulard se desserre et voilà que le dénudement de la gorge ouvre un nouvel espace de chair. Voilà que le tissu est l’extension qui unit et mobilise leurs corps. La bouche attrape, retient, tire, relâche ; la main attrape, retient, tire, relâche. Entre ondoyance et résistance, la danse se trame.

Et malgré l’éloignement des corps, subsiste le « nous » inaltérable de France et de Benoit.

Plus tard, je les vois se risquer à un autre reliement.

La mâchoire de France saisit l’un des doigts de Benoit. La présence à l’autre se fait sensible et bienveillante. Le mouvement se fraie un passage, innervant la colonne, les bras, les jambes du danseur. À la vue de cette bouche qui guide le mouvement, et témoin de leur rapport intime, j’accède au corps caverneux de France, y découvre le mystère qui longtemps a échappé à ma vision.

Ils sont deux oiseaux embecqués. Affamés de danse.

Et comme il y a parfois de ces instants parfaits dont il faut se rappeler, je vous en fais le récit.

Imaginez un soleil d’hiver qui tout à coup s’invite de manière impromptue ; pour quelques secondes, tout ce qui est devant moi se détache du blanc du studio ; les fenêtres, les poutres du plafond et la tuyauterie peinte de rouge qui le strie, le fauteuil électrique et la grande table de bois, le foulard gris de France et les souliers rouges de Benoit, tout se répond, tout fait sens. Rien d’inerte, que du vivant.

Je pose alors une question. Danse intégrée ou danse intégrante ?