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L'entre deux du regard

(par Sophie Michaud)

 

J’aimer penser que la danse de Corpuscule est une trame tissée à même le savoir-faire et le savoir-être d’individus dont la passion pour le mouvement n’a d’égal que le désir de partager leurs différences. Lors de récents passages en studio, j’ai été ravie de constater l’aisance avec laquelle les danseurs de la compagnie participent à la recherche des problèmes soulevés par la création. Les années passant, le tâtonnement, l’essai et la prise de risque comme l’analyse et la réflexion ont généré une connaissance « Corpusculienne » qui aujourd’hui éclaire brillamment les recherches en cours.

Sans doute faut-il s’éloigner d’un environnement devenu familier pour être capable d’y poser un regard neuf. Ayant eu le privilège d’être des premiers complices de France Geoffroy dans les années 90 comme répétitrice et conseillère artistique, et de retour chez Corpuscule depuis peu, j’ai le privilège d’apprécier combien le temps a fait son œuvre. À partir de la position d’auteure que j’occupe actuellement, je prends conscience qu’en moins de deux décennies, un fonds de connaissances unique a été patiemment développé au sein de la compagnie. Étonnée de re-découvrir la manière dont les interprètes de Quadriptyque s’y appuient pour comprendre, enforcir et propulser leur danse, me reviennent des images prégnantes que je sais appartenir au passé. Voici un premier souvenir, quelques flashs de mes premiers vis-à-vis avec France G. en studio.

Fin 90, début des années 2000. Parfois, nos rencontres prenaient l’allure de classes techniques, souvent, elles consistaient en des séances de travail servant à apprivoiser les exigences d’une chorégraphie. Je me souviens de mes malaises et d’autant de maladresses dans l’effort de « saisir » le corps de France. Toujours, il me fallait la patience à laquelle elle-même devait recourir pour nommer les réalités d’un corps qu’elle se réappropriait. M’approcher du fauteuil, toucher France, observer le moindre remuement, scruter son bouger, interroger un spasme, croiser son regard, oser une idée, préciser une direction, définir les mots. Transformer le geste jusqu’à ce qu’il trouve sa source, se fluidifie, se déverse en un autre lieu du corps. Dans un dialogue sensible avec la danseuse et à l’écoute de ses moindres réactions, je persistais à questionner « l’entre-deux » ; je cherchais les manières de fondre les mouvements les uns dans les autres.

Alors que France s’employait à mobiliser chaque parcelle animée de son corps de façon à innerver le tout de sa danse, nous nous sommes attardées à la direction et à la qualité de son regard. Ensemble, nous avons étudié sa fonction dans la conduite et le tracement du geste dans l’espace ainsi que dans le raccordement des mouvements. Ensemble, nous avons trouvé comment rattacher le regard aux nécessaires manœuvres du fauteuil de manière à ce que le « mécanique » devienne « organique et qu’il s’intègre à la partition dansée ; ensemble aussi, nous avons pensé comment régler la problématique des « angles morts » et avons développé des stratégies de repérage dans l’espace global. Et puis, nous voulions laisser respirer ce regard, l’inviter à jouer de ses nuances, lui redonner la liberté de circuler au delà des limites du fauteuil afin que de près et de loin, il touche le partenaire comme le spectateur.

D’un processus de création à l’autre, France est devenue celle qui toujours posait la question du « focus », s’inquiétant de sa justesse, mesurant ses effets, s’efforçant de tricher du coin de l’oeil tout en projetant avec force et subtilité sa vision du monde.

Dans le renversement arrière du fauteuil opéré par son partenaire, la danseuse a appris à s’abandonner dans un cambré, à relâcher le front, les arcades sourcilières et les yeux. Ainsi, jouir pleinement de l’ouverture du corps, en faire l’offrande au spectateur. Et sur le retour du fauteuil vers la stabilité, comme s’il s’agissait de vertèbres, elle a saisi comment faire se dérouler le dos de manière continu, un « regard à la fois ».

Occuper un fauteuil roulant ou électrique, et vouloir redonner au regard sa pleine mobilité et son expressivité, exige du danseur qu’il réinvente le rapport œil-main et qu’il trouve les voies de circulation reliant son corps à l’espace proximal et distal défini par la chorégraphie. Faire en sorte que l’œil guide la main qui à son tour enclenche le déplacement sans que se perdre l’intention d’informer et de toucher l’autre, voilà une infime partie du savoir développé chez Corpuscule. À n’en point douter, il me faudrait écrire plusieurs textes pour évoquer les heureuses leçons de danse et de vie que France et moi, nous nous sommes données. Mais encore, il y a beaucoup à dire au sujet de ces autres fabuleux artistes qui prenant part à la danse, en ont éclairé les moindres manifestations. À suivre …