Au sujet de mes nombreux maitres
(par Sophie Michaud)
En l’absence de formation spécialisée offerte par les institutions chargées de la professionnalisation des artistes de la danse, celui ou celle qui souhaite se consacrer à l’accompagnement des projets chorégraphique à titre de directeur.trice des répétitions apprend son métier sur le terrain. Pour faire une histoire courte qui maintenant s’étire sur 30 ans, c’est un peu ce qui m’est arrivé.
Suite à des études à la maitrise en danse (UQAM) dont le but était de saisir la nature du travail de la directrice des répétitions, et d’une série de contrats m’ayant exposée aux exigences du métier, j’ai consenti à m’accorder le titre auquel j’aspirais ; par un processus d’auto-désignation, je me suis « proclamée » directrice des répétitions et le suis devenue. Est-ce à dire que je me suis auto-formée ? Pas vraiment.
Selon Pascal Cyrot (2007), « on ne peut parler d’autoéducation pure que par abstraction ». À l’ère contemporaine, prétendre à l’autodidaxie serait perpétuer le mythe d’un Robinson Crusoé qui, sur son île déserte, se construit dans l’isolement. En réalité, explique le chercheur, il est plus juste d’envisager la démarche autodidactique comme le parcours singulier « d’un sujet qui a besoin de « l’autre » pour avancer dans ses auto-apprentissages ». En accord avec cette vision, je vous présente plusieurs de mes « maîtres » ; ces artistes rencontrés chez Corpuscule, avec qui et par qui, j’ai « compris » la danse intégrée.
Dans les faits, j’ai appris de chorégraphes qui, mis à part Kuldip Singh-Barmi et Jemima Hoadley de Candoco Dance Company en étaient à leur première création réunissant des interprètes avec et sans handicap. Tous, je leur suis reconnaissante d’avoir délimiter un cadre d’exploration où étaient interrogés sous un angle différent leurs intentions premières, leurs inspirations, leurs idées… Vivement les fantasmes de Johanne Madore (Le baiser, 2006), la folie d’Hélène Langevin (Let’s get lost, 2009), l’audace d’Estelle Clareton (Oiseaux de malheur, 2010), les belles exigences de Chantal Lamirande (Variations pour corps multiples, 2014). Mues par la curiosité, l’intuition et la nécessité, nous avons cherché, observé, analysé, risqué ce qui parfois semblait téméraire, souvent impossible. Côte à côte, parfois sans bien se connaître, nous avons apprivoisé une danse se laissant peu à peu démystifier et nommer.
Or comment aurais-je pu apprendre de ces maîtres de passage et les « instruire » sans que nos questions et réponses respectives ne se frottent à celles d’autres maîtres : les interprètes. D’abord, il y eut Martine Lusignan et Isaac Savoie. Elle, danseuse de ballet, lui improvisateur rompu à la danse contact, ils formaient un duo improbable que la présence de France Geoffroy transformait en un trio sensible fondé sur l’alliage des différences.
Chevauchant le fauteuil roulant, assise sur France, lui faisant face, Martine devient l’épicentre d’une danse étrange. Alors que la danseuse tétraplégique se détache du dossier de son fauteuil pour trouver appui sur sa partenaire, leurs bras se frôlent, s’entrelacent, se repoussent, et donnent à voir l’éveil d’une étrange créature, mi-femme, mi-bête. Pendant que Martine courbe son dos à l’extrême et allonge ses longues jambes de ballerine, à la fois accrochée et libre, France élève son sternum, se risque à renverser la tête. Pour un moment, la kinesphère qu’elles habitent s’ouvre et s’expanse, le fauteuil se dématérialise. Au sol, entre roues et pieds, l’œil vif et le geste bienfaisant, Isaac guette l’animal à deux têtes, prêt à bondir, à accueillir le corps de l’une et de l’autre.
Et puis vint Marie-Hélène Bellavance, et j’ai saisi que je savais encore peu du handicap, et qu’il me fallait observer et écouter cette autre maitre. M’imprégner de sa patience, réapprendre la descente au sol, le tour, la confiance en l’autre. Surtout, suivre ce regard qui déjà traçait ses chemins dans l’espace comme s’il s’agissait de laisser glisser un pinceau sur une nouvelle toile.
En 2007, avec Confort à retardement (John Ottman), mine de rien, Tom Casey s’est pointé à la compagnie alors qu’il savait tout, ou presque, de la danse intégrée. Il était ce petit homme (lire Tom !) qui jadis tournoyait autour du fauteuil roulant de sa mère, l’escaladait pour s’y lover, offrir et puiser l’affection, et qui tantôt, une fois la place libre, s’en faisait une voiture de course, un terrain de jeu. Tom s’est aventuré chez Corpuscule sans peur, sans préjugé, prêt à se souvenir et à transmettre ce que l’enfance lui avait enseigné.
Pour Joëlle Vellet (2006), au sein des compagnies, la formation du danseur se prolonge. À travers les échanges qui y ont lieu, une forme de compagnonnage permet l’approfondissement et l’acquisition de connaissances. Le studio fait école et la danse devient le territoire de la transmission et de la transformation. J’ajoute que dans ce lieu de partage, que nous soyons chorégraphe, interprète ou directrice des répétitions, nous demeurons le maitre et l’élève des uns et des autres.
En 2014, nous avons créé Jamais seule. En proposant un regard intime sur l’histoire de France, son handicap et sa dépendance à l’autre, je réalise aujourd’hui que nous parlions à la fois d’elle et de nous tous, êtres humains. Personne ne se fait seul, jamais sans les autres.
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- Cyrot, P. (2007), « L’autodidacte : un Robinson Crusoé de la formation ? », L’Harmattan (1) no.13, p.79-93.
- Vellet, J. (2006), « Transmission de la danse contemporaine : comprendre la construction d’une professionnalité », Colloque international Ethnographies du travail artistique, Laboratoire Friedman, Université Panthéon Sorbonne, Paris.