Malaise ?
(par Katya Montaignac)
En m’invitant à écrire dans le cadre du projet Quadriptyque, France souhaitait que j’aborde le « malaise spectatoriel » que produit le corps atypique. Si pour certains spectateurs, la nudité suffit à susciter la gêne, pour d’autres, la sensation de la douleur demeure insupportable – même à travers l’esthétisation de la violence. De la même façon, la réception face à un interprète avec handicap ne génère pas une réaction universelle.
Sur scène, un corps dit « atypique » captive autant qu’un corps « profane » (qu’il soit amateur, enfant, âgé ou même animal) parce qu’il trouble résolument l’ordre établi. Toutefois, ce corps non-standard renvoie à différentes perceptions et interprétations en fonction de nos référents culturels et bagages intimes respectifs [lien vers mon 1e texte : https://quadriptyque.com/cartographie-sensible/]. Pour le spectateur qui côtoie une personne handicapée dans sa vie ou dans sa famille, le handicap ne représente pas la même charge symbolique.
Troubler l’ordre établi
Disabled Theater (2012) de Jérôme Bel interprété par les acteurs trisomiques professionnels du Theater HORA interroge à ce titre le regard du public (et ses habitudes). Si je ressens un profond malaise, c’est avant tout celui de me sentir placée dans la position inconfortable du voyeur face à une instrumentalisation des performeurs. Pourtant, n’est-ce pas au fond le cas de tout spectacle ?
Je me souviens avoir vécu un malaise similaire, quinze ans plus tôt, devant Shirtologie (1997) qui mettait en scène des adolescents. Certains semblaient intimidés, d’autres au contraire confrontaient le public avec audace. J’avais été désarçonnée par la vulnérabilité de leur présence.
Dans les deux cas, mon malaise a basculé quand les interprètes ont progressivement pris le pouvoir, assumant fièrement leur radicale indocilité pour devenir l’objet du regard mais surtout sujet du discours. Leur désarmante sincérité m’a ébranlée au point que j’ai fini par me demander pourquoi seraient-ils considérés comme des sous-interprètes ? En effet, sur quels critères (moraux ?) l’espace scénique est-il réservé à une caste de « professionnels » (ou de corps décrétés « normaux ») ? Je réalise que son accès est dédié à une élite jouissant d’une formation inaccessible à des personnes avec handicap. Monter sur scène demeure un privilège : celui de prendre la parole face à une audience et ainsi d’exister (aux yeux de l’autre).
Assumer nos failles
Est-il délicat d’assister à un spectacle interprété par des personnes handicapées ? Sont-ils conscients du jeu de la représentation ? Leur plaisir évident d’être sur scène et leurs témoignages d’une implacable lucidité semblent nous démontrer le contraire. Chez Anatoli Vlassov dans Nous (2014), le dispositif scénique créé avec des danseurs autistes nous invite à déplacer nos repères pour s’adapter aux leurs (plutôt que le contraire).
En offrant une visibilité à des personnes trop souvent exclues de « notre » monde, ces projets permettent également d’ouvrir des espaces de rencontre encore trop rares. Au-delà de questionner la standardisation du corps et les rapports de pouvoir qu’elle instaure, ils nous invitent à reconfigurer nos politiques de partage.
J’ai eu la même sensation face au spectacle Tordre (2014) de Rachid Ouramdane dans lequel, Annie Hanauer, une danseuse portant une prothèse à un bras, partage la scène avec Lora Juodkaite qui tourbillonne sur elle-même d’une manière impressionnante tout en nous confiant qu’on lui a longtemps interdit de tourner alors que c’est pour elle sa façon d’appréhender le monde. Dans cette pièce, le regard sur la différence transcende le propos tout en l’irriguant. Qu’est-ce qui nous distingue au fond : nos différences physiques ou nos rapports au monde à la fois intimes et personnels ?
On trouve une faille chez chacun de nous. N’est-ce pas ce qui nous singularise ?