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Des mots, que des mots ?

(par Sophie Michaud)

 

Longtemps tenue à distance, parfois condamnée à une présence discrète, au fil du temps la parole a trouvé sa place dans les studios de danse et s’y est émancipée. Dans les processus auxquels je prends part, j’observe que l’échange verbal n’est plus a priori jugé antiproductif. Au contraire, bien que les conversations fréquentes ou prolongées puissent encore susciter quelques impatiences, l’oreille des uns et des autres demeure tendue, prête à saisir ce qui pourrait surgir d’une prise de parole, fut-elle chargée d’hésitations et de silences.

J’ai été de ces artistes qui sous-estimaient le pouvoir de la parole en studio. Répétitrice novice, je ne jurais que par le mouvement. À cette époque, m’exprimer verbalement s’avérait nécessaire mais secondaire. D’abord et avant tout, mon intervention auprès des chorégraphes et des danseurs devait être « mouvante », et les mots avaient pour fonction d’accompagner mes gestes déplacements. Mais voilà que suite à une blessure freinant mes élans, le chorégraphe Paul-André Fortier, alors professeur à l’UQAM, s’oppose à ce que je me retire temporairement du processus qu’il supervisait. Avec flegme, il m’enjoint de déposer mes béquilles, de m’asseoir et de diriger la répétition en faisant bon usage de ma voix. Grand Merci P.A.F. !!!! Depuis, j’exerce mon savoir-dire. En studio, je traite la parole comme une matière stratifiée dont j’exploite l’ensemble des propriétés. Afin que ma parole demeure agissante, je cherche à approfondir ma compréhension des langages verbal et non verbal et je m’intéresse à leur intrication : il en va de ma capacité à interroger, nommer, expliciter, traduire, évoquer, inspirer. D’où cette question qui m’est venue récemment : il y a t’il une parole qui se fasse intégrante dans un processus privilégiant la rencontre de danseurs avec et sans handicap ? En me projetant dans mon passé « corpusculaire », je prends conscience des précautions sous-tendues au mode d’intervention que j’y ai développé. À la question que je pose, j’ose donc répondre oui.

Oui, parce qu’il y a des mots qui servent à nommer les spécificités de la condition physique d’un danseur dit atypique et qui, chez celui qui le guide, rendent compte d’un intérêt, et de la volonté de considérer tout ce qui constitue son corps dansant. Si je m’assure de pouvoir échanger avec un danseur bipède au sujet des blessures qui l’incommodent, il me semble normal d’en faire autant pour un danseur en situation d’handicap. M’informer de l’état de la bursite de l’un et de l’épisode de spasticité ou du dérèglement du fauteuil motorisé de l’autre, c’est maintenir une communication avec l’ensemble des danseurs. Ajouter à mon vocabulaire des mots faisant écho à la réalité de l’autre me semble plus qu’un simple enrichissement de mon langage.

Oui, je crois qu’il existe une parole intégrante car il y a une manière de guider l’ensemble des danseurs en prenant soin de formuler ses phrases. Ainsi, plutôt de décrire un déplacement en informant du nombre de pas à effectuer, dans le souci de communiquer l’information à ceux qui marchent et à ceux qui roulent, il semble plus juste de demander d’avancer et de préciser le point d’arrivée de tous les danseurs concernés. De cette manière, considérer la spécificité de chacun. Éviter un effort de traduction. Permettre à tous de répondre de leur corps, à leur façon, au même moment. Éviter qu’un danseur ne cherche à s’ajuster et prenne du retard sur ses partenaires de danse. La langue française est foisonnante. Elle permet d’inclure à son discours ce qui fait écho à la réalité de tous !

Et oui encore, parce que mise à part la connaissance des mots propres au handicap d’un danseur et la formulation d’indications auxquelles tous peuvent réagir, existe la possibilité d’une intervention basée sur la conscience de l’espace et du temps. Dans l’optique de maintenir le dialogue, je peux ajuster le débit de ma parole ; suspendre les mots, faire silence, et attendre cette danseuse qui, en temps et lieu, après qu’elle aura opéré le virage de son fauteuil, répondra à mon commentaire. Simplement, privilégier le vis-à-vis, garder le contact visuel, et demeurer sensible à ce qu’expriment les yeux. Patience, proximité et parole.

Mais encore, dans le désir de communiquer sans exclure, il y a le ton. Un ton qui n’infantilise pas, et qui traduit le respect porté à quiconque occupe le même lieu que soi, peu importe sa condition et sa connaissance de la danse.

Oui, je suis convaincue que la parole est désormais partie prenante des processus de création en danse. À mon avis, elle est une modalité de communication et un matériau qui appartient à chacun des artistes impliqués dans un projet artistique. Peu importe le contexte, le recours aux mots passe toutefois par la reconnaissance de l’autre, voire le respect de son intégrité physique et morale.

Pour clore cette brève réflexion, je vous partage le souvenir d’un moment où, de manière simple mais combien éloquente, quelques mots ont mené au dénouement d’un problème comme il s’en présente souvent dans un processus de création :

Depuis son fauteuil, la danseuse quadraplégique Mélanie Labelle observe Georges-Nicolas Tremblay qui tente de relever le défi soumis par la chorégraphe Deborah Dunn : à partir du sol, se hisser sur une chaise sans l’usage de ses jambes. J’entends le danseur réfléchir à voix haute : « D’abord se priver de l’appui des pieds, abandonner le poids du bas du corps, se trainer, engager la force des bras et s’accrocher à l’assise ». Premier essai peu concluant. Puis la voix de Mélanie, douce mais ferme se fait entendre. Étape par étape, elle explique la méthode, celle qu’elle a du apprendre suite à l’accident ayant changé sa vie. Le danseur écoute sa partenaire et exécute ses indications. Les mots sont justes, la description claire, la stratégie efficace. Ensemble, ils ont réussi.

J’aime les mots pour leur manière d’ébruiter les secrets de la danse dans le silence du studio.