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L'abandon total d'un corps paralysé

C’est le FTA, je sors du théâtre Maisonneuve, je suis bien, le temps est doux, le printemps me donne un vent de liberté, une mobilité roulante. Chemin faisant, je rencontre Estelle Clareton. Elle est en scooter et moi en fauteuil motorisé. Ensemble, on roule vers une soirée organisée par le FTA. Estelle me présente Benoit, je connais le nom du chorégraphe, mais rien de sa signature chorégraphique, de son approche pédagogique. Il est ouvert, souriant et me raconte qu’il m’a déjà vu sur scène. On poursuit notre dialogue et Benoit me regarde avec ces yeux de chat. Je ne cherche aucun sujet de conversation, ils existent, se développent et s’enchaînent comme une improvisation sentie, authentique, un grand cru consommé à deux.

Cette rencontre me donne le goût, deux ans plus tard, de répondre à l’appel de participants de Par B. L. Eux qui invite le public à des répétitions ouvertes pour tester des pistes de travail pour la prochaine création de Benoit. Cette fois, je m’avance vers Benoit, je tente un premier corps à corps, un contact robuste de mon long tronc et de mon cou abandonné sur les lombaires de Benoit. Un abandon total d’un corps paralysé sans retenue, de son poids, de son relâchement latéral.

Comme à chaque fois que je m’approche d’une personne dans la vie ou en danse, j’ai envie d’expliquer tout sur mon handicap, mes limitations et possibilités, pour dissiper mon malaise, pour éviter le leur et passer à autre chose. Maudit handicap visible! Je n’en fais rien, me tais et fais confiance à l’énergie. Benoit me contacte quelques heures pus tard pour me remercier d’être venue et me dire avoir vécu une belle expérience. J’assiste la même semaine à un spectacle et deux personnes du public me partagent : « je vous ai vu au studio Bizz avec Benoit, c’était fort ».

 

Quadriptyque, l’année suivante

Après le désistement d’un des chorégraphes de Quadriptyque à l’hiver 2017, Benoit remonte dans mes pensées. Depuis la dernière rencontre, j’ai vu sa pièce Prisme qu’il a créé pour la compagnie Montréal Danse et des vidéos de Benoit avec Meg Stuart et Louise Lecavallier, j’aime ce que je vois. Qu’est-ce qu’un corps atypique inspirerait au chorégraphe? Je contacte Benoit et il me dit aussitôt qu’il veut collaborer avec Corpuscule Danse. Le lundi suivant, ce monstre sacré de la danse québécoise est à mes côtés.

Nos têtes sont rapidement collées, nos souffles et nos voix émergent, vibrent et se modulent transformant l’expressivité de notre faciès. Ça voyage derrière nos yeux, dans le fond de la mâchoire jusque dans la trachée. Nous sommes une énorme caisse de résonnance. Parfois en communion, en réverbération, jusqu’à l’essoufflement, la fatigue et le silence. Puis des moments de fous rire, de décrochages complices. Déjà, je sens que Benoit m’amène ailleurs dans d’autres retranchements où mon registre d’interprète explose de possibilités expressives. Ce pas de deux animal et mécanique, en raison de mon fauteuil motorisé, est un ressenti inédit pour moi. Benoit est près de la roue, à tout moment, je pourrais lui écraser le pied sous l’impact de trois cent vingt-cinq livres de métal, de plastique, de caoutchouc, de filage électrique sur lequel repose mon corps, ma vie, mon désir de danser. Il est souvent derrière moi dans mes angles morts et ma conduite doit être au millimètre près.

Fragilité et force motrice puissante, actes performatives et théâtrales, trame sonore humaine et silence opportun. D’autres circuits, d’autres sillons et fils me traversent et tissent le parcours de deux artistes hors-norme.

Au départ, je ne pensais pas que Benoit allait danser. Très vite, Benoit a formulé son désir de danser avec moi. Jalousement, j’ai gardé ce privilège en duo.

Cette rencontre me fait renouer avec mes premières explorations somatiques dans les années quatre-vingt-dix. En Laban-Bartenieff avec Valérie Dean et en continuum mouvement avec Linda Rabin. Tout comme ces deux femmes, Benoit me parle de conscience, de présence authentique. Il me parle aussi de sensation, de perception de mon corps interne, bouche, palais, œsophage et même de mon anus.

Benoit ne connait pas encore ma moelle épinière sectionnée qui me prive de sensations tactiles dans plus de quatre-vingts- dix pour cent de mon corps. Quel paradoxe incroyable que de danser dans un corps insensible ou devrais-je dire, danser et inventer sa manière de percevoir la danse dans un corps mystérieux, engourdit de douleurs neuropathiques, brulant et toujours expressif.