Home /

BILLET #7 - 06.06.17

Maison de la culture Frontenac, Montréal

Libre, absolument... 

Quatrième laboratoire de Quadriptyque. Lucie tient à prendre le temps que nécessite, que mérite, une recherche inédite autant que subtile. « L’exploration, précise-t-elle, c’est ce qui m’intéresse. J’ai besoin de temps car il y a tant de possibles ouverts par le handicap de Marie-Hélène » Le handicap comme ouverture de possibilités chorégraphiques j’aime ça, je retiens la phrase.

Georges-Nicolas et Marie-Hélène, yeux fermés, se livrent à la confiance aveugle de se laisser aller à ce que le mouvement de l’un induit au mouvement de l’autre. Georges-Nicolas semble à peine déstabilisé par les mouvements induits par Marie-Hélène, plus instable sur ses prothèses. L’abandon est forcément beaucoup plus grand pour elle, sa fragilité plus évidente, le risque encouru plus radical. Et c’est toute sa force de savoir, mieux que quiconque, que l’on peut tomber, s’affaisser, se retrouver à la merci de l’autre. Sa force est de l’accepter. Savoir que l’on peut toujours tomber, mais que l’autre nous rattraperait de toute manière, est-ce là le secret ?

Elle finit par enlever ses jambes dans une chute volontaire au sol. Commence alors un autre dialogue entre eux, dans une extrême lenteur, une connexion à l’autre, relié, même s’ils ne se regardent pas. Non loin d’elle, Georges-Nicolas écoute lui aussi, ses propres résonances intérieures, les résonances entre eux, et se poursuit ainsi une communion tacite au travers du lien le plus puissant, le plus impérissable, celui du silence. Rêvent-ils côte à côte, abandonnés l’un à l’autre non dans le mouvement projeté mais intérieur, cette fois-ci ? Elle se redresse sur un coude, elle le regarde, lui, roulé dans ses songes, connecté à cet instant plus à lui-même qu’à elle. Difficile pour moi de ne pas voir surgir des mémoires de vie à deux, dans ma vie à moi… Puis tout à coup, elle met ses jambes et s’en va.

Ne faisons-nous pas ça toute notre vie, sans cesse, depuis que nous avons appris à marcher ? Georges-Nicolas est seul maintenant, il marche dans une infinie lenteur sous le regard aiguisé de Lucie. Ployé sous je ne sais quel poids. Rompu. Il semblait tellement plus stable qu’elle tout à l’heure, et maintenant, c’est lui qui semble fragile, friable. Il ne suffit pas de pouvoir compter sur ses jambes pour partir, finalement, ni pour se sentir fort et libre. Il avance, résistant à l’attraction d’un poids invisible mais pesant. Le poids de l’attraction terrestre, la charge pondérale de vivre. Les handicaps invisibles sont toujours les plus handicapants… Qu’ils soient liés ou séparés, Marie-Hélène et Georges-Nicolas restent connectés, il existe entre eux une plaque tectonique commune, un continent sous-marin, englouti mais palpable.

Maintenant, elle gît au sol, seule. Au centre de la scène, ses jambes abandonnées là. Inutiles. Il les lui apporte comme d’autres apporteraient des fleurs, et elle lui tourne le dos, s’en va, s’enfuit. Même sans jambes, elle peut s’en aller. Libre absolument. Ça m’a bouleversée. Je me suis souvenue avoir dit un jour « je partirai même si je dois y laisser une partie de moi ». Moi aussi je me voulais libre, absolument. Et puis j’ai regretté d’avoir pris mes jambes à mon cou, d’être allée voir ailleurs si j’y étais…